Témoignage de Roger Gauthier
Roger Gauthier, ajusteur, militant communiste de Vierzon, a témoigné à
son retour des camps de concentration nazis, dans l’hebdomadaire du Parti
communiste du Cher, L’Emancipateur,
qui reparait à la Libération. Compte tenu des restrictions sur le papier l’hebdo
ne parait qu’en en recto-verso. L’article, assez long, paraîtra sur 3 numéros
(les 29 juin 1945, 6 juillet et 13 juillet 1945).
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Roger Gauthier |
"Arrêté par la police française, le 22 décembre 1941 à Vierzon sur
mandat du commissaire Lamazère, accusé d'appartenir au parti communiste, je fus
conduit à la prison de Bourges. L'enquête se poursuivit, et je fus relâché le 6
Janvier, car l'accusation ne put fournir aucune preuve de mon activité au
parti. Le jour du 1er Mai, je fus arrêté de nouveau, mais cette fois par la police
allemande, qui vint me cueillir à 3 heures du matin. Ils fouillèrent ma chambre
et celle de mes parents, ils me conduisirent à la Gestapo où je fus interrogé :
«état civil, si j'avais tait de la politique », puis je fus conduit à la
Mairie de Vierzon où je fus enfermé dans une cave où je retrouvais les camarades.
A 11 heures nous étions 31. Nous étions ravitaillés par nos familles et la Croix-Rouge.
Les allemands nous laissèrent ainsi quatre jours. Puis ce fut l’interrogatoire.
Des camarades furent libérés et les autres dont faisais partie nous fûmes enfermés
à la banque Barberon. Nous avions été arrêtés pour l’assassinat de deux soldats
allemands tués à Romorantin plusieurs jours avant notre arrestation. Le 8 Mai,
à 6 heures, on nous fit nous rassembler dans
la cour de la banque : nous nous regardions tous, car nous venions
d’apprendre par la Croix-Rouge que partions pour Compiègne où étaient enfermés
les otages que l'on prenait pour les fusiller. Nous fûmes conduits par car à
Orléans. On fit une halte à la prison où un autre car se joignit au nôtre,
emmenant aussi pour Compiègne des camarades du Loir-et-Cher, arrêtés pour la
même cause. Il y avait parmi eux Roger Rivet que nous avions cru fusillé deux
jours auparavant. Les Allemands avaient tué son neveu, Jacques Rivet, et jeune
Charlot. Rivet nous raconta alors qu'il devait être lui aussi fusillé avec
son neveu, mais au moment de l’exécution les nazis s'aperçurent qu'il y avait onze
condamnés au lieu de dix. Roger Rivet fut retiré du nombre. Alors il demanda à
prendre la place de son neveu, mais sa demande fut refusée ; il fut reconduit
dans sa cellule. Je tiens ces faits de Roger lui-même. Notre arrivée à Compiègne
se fit sans histoire, le camp était organisé, tout marchait à merveille, direction
du camp par les internés, police par les
internés. Les Allemands ne venaient guère qu'aux appels.
Le 5 Juillet. Rassemblement : un
transport devait partir pour une destinations inconnue. 1.200 français furent
appelés et le lendemain matin 6 Juillet ce fut le départ. Accompagnés de soldats,
nous fûmes conduits à la gare où un train à bestiaux nous attendait. 48 à 50 hommes
furent mis par wagon. Les wagons furent plombés. Il faisait une chaleur
épouvantable, nous avions soif. Quand nous demandions à boire les allemands riaient
et nous entendions le mot de Juif. En passant en gare de Breslau, je faillis être
tué par un jeune nazi. Je regardais par l’œil de bœuf : j'entendis dire «
Sale Juif », en même temps il sortit son révolver. Je m’aplatis près de mes camarades,
nous commencions à comprendre ! Puis ce fut l'arrivée à Auschwitz le 8 Juillet,
vers midi, quand le train fit son entrée dans les barbelés des hommes, habillés
de bleu et de blanc, maigres, les yeux hagards, nous faisaient signe de lancer du pain : nous
ne comprenions pas encore, où nous étions. Le train stoppa, les portes furent ouvertes,
des ordres gutturaux retentirent ; nous nous précipitons des wagons. Quel
spectacle ! Des SS, cravaches en main, faisaient jeter nos vivres, nos valises
sur les talus: ils nous firent mettre par cinq. Les coups pleuvaient. Nous
n’avions aucune réaction. Beaucoup de copains saignaient. Puis ce fut le départ
pour le camp. Une entrée splendide nous attendait, nous marchions par cinq,
nous ne bougions pas car les coups de cravaches pleuvaient. Une grande
enceinte, puis à l'intérieur un réseau de barbelés, une grande porte d'entrée
sur le haut de laquelle une grande inscription où l'on pouvait lire : « Arbeit
match frei », ce qui signifie « le travail rend libre », une belle allée
d'ouverte de fleurs, un orchestre de musiciens qui, à notre entrée, se mit à jouer
une marche ! Des internés mieux habillés que dans le civil nous regardaient en
riant; on nous fil défiler dans l'allée principale. Puis on nous laissa debout,
tête nue en plein soleil. Des SS venaient
sans raison nous frapper sauvagement.
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Roger Gauthier le 8 juillet 1942 à l'immatriculation |
Un ordre arriva. On nous fit quitter nos vêtements
puis, l'un derrière I’autre, nous pénétrâmes dans une salle. A l’entrée des
coiffeurs nous coupaient les cheveux et tous les poils superflus. Plus loin une
grande baignoire, où l’eau glacée coulait constamment dans un coin. Un Polonais
en bras de chemise nous attendait. Un par un, nous devions nous tremper entièrement
dans cette baignoire et pour ailler plus vile le Polonais nous faisait placer
sur le bord de la baignoire et d'un magistral coup de poing en plein figure nous
envoyait plonger dans l'eau rougie par le sang des camarades passés avant nous.
Dans une autre pièce, il y avait des douches, là un gamin de 14 à 15 ans, bâton
en main, nous faisait aligner en nous frappant de toute sa force de jeune
brute. Futur bandit que le fascisme éduquait. Nous apprîmes par la suite que
tous ces jeunes Polonais, enlevés tout jeunes
à leurs familles étaient complètement dévoyés. Quand la douche fut terminée, on
nous habilla en costume de bagnard rayé bleu et blanc. Comme chaussures, des claquettes
deux fois trop grandes. Puis nous fûmes dirigés sur une place. on nous demanda nos métiers; cela dura encore longtemps.
Quand tout fut terminé on nous lit entrer dans un grand « block » : toutes les fenêtres
en étaient fermées ; nous fûmes entassés comme des moutons. Cela n'alla pas
tout seul. Nous étions tellement frappés que nous nous bousculions pour
pénétrer dans le Block. Des camarades tombaient, les autres, montaient sur eux
pour éviter les coups. Ce fut un moment terrible et la nuit s'écoula ainsi,
dans les cris d'agonie. Des camarades qui avaient réussi à conserver des
bijoux, du tabac, étaient frappés à coups de bâtons. le sang coulait partout.
Le lendemain matin, a 4 heures, rassemblement colonne par cinq, toujours à la
cravache.
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Le camp de Birkenau |
Nous fûmes dirigés vers un autre camp ou plutôt une dépendance de
celui d’Auschwitz. Ce camp était situé à environ 3 kilomètres. C'était, nous
l'apprîmes à nos dépens le fameux camp de Raisko (1) où plus de cinq
millions de personnes ont été passées au four crématoire ou brûlées dans de
grandes fosses où l'on mettait de la chaux, du bois, puis les cadavres, ou
gazés dans des chambres spéciales. Ces chambres contenaient 1500 personnes.
C'est ainsi que des transports entiers de Juifs, hommes, femmes, enfants étaient
gazés et brûlés : civilisation hitlérienne ! Notre arrivée dans ce camp
nous abattit complètement car ce que nous voyons dépasse toute imagination, des
cadavres étaient entassés à la porte des Blocks. Une odeur de chair brûlée nous
prenait à la gorge. Nous fûmes divisés dans deux blocks ; je tombai au block
19, où le chef était un Allemand Jeune mais alors un véritable bandit. Il nous fit
aligner devant le bâtiment, demanda des interprètes ; il nous fit traduire
qu'il fallait de la discipline et qu'il avait le droit de vie et de mort. Il
nous fit faire du «Mutzen ab » c'est à-dire enlever son béret, puis
le remettre; cela dura une heure. Puis il nous fit pénétrer dans le block. Alors
là, ce fut le comble : il n'y avait pas de lits, mais des niches à chien
creusées dans le mur. Ces niches avaient environ 1 m. 80 de large sur 0 m. 50 de haut et 1 mètre de profondeur. Il
fallait y tenir cinq hommes. Il nous y fit pénétrer à coups de bâtons aidé dans
cette tâche d’un jeune voyou de 15 à 16 ans, qui nous frappait à tour de bras.
Quand tout le monde fut entré dans les niches, le chef de block demanda le
silence le plus complet. La soupe arriva. Elle sentait bon. Nous crevions de
faim. Un aide du chef de block prit une gamelle, une louche, ouvrant le bouteillon,
il retira devant nous tous les morceaux de viande et les pommes de terre. Alors
seulement il commença à nous servir dans des gamelles répugnantes. Il nous
servit un litre de soupe que nous mangions sans cuiller, comme des chiens :
nous n'entendions pas un mot. Tous les copains étaient abattus, découragés nous
n'osions même pas nous dire nos impressions. Le soir, ce fut le même travail :
beaucoup étalent couverts de coups, des yeux pochés, la figure en sang. On nous
donna du pain, puis de nouveau nous fûmes entassés dans les niches. Le chef de Block
s’avança et frappa sur tout ce qui dépassait de la niche. Des cris affreux répondaient
aux coups qui pleuvaient : soudain, le chef de block sortit un de nos jeunes camarades,
Matron, âgé de 19 ans et nous dit « Voilà comment je tue un homme ». II
se mit à frapper tant qu’il pouvait. Pour terminer, il lui appliqua un coup
derrière l'oreille. Il prit notre jeune camarade et le lança dans la niche. Nous étions complètement atterrés. Le
lendemain matin un copain passé les barbelés et fut tué d'une balle : il avait
perdu la raison. Cette vie dura tous les jours, non seulement au Block, mais au
travail. Là les Kapos et «vorarbeiter» (contremaitres) frappaient sans cesse.
Tous les soirs en revenant du travail, il fallait ramener les morts sur ses
épaules.
Le quatrième jour on nous rassembla : les ouvriers de métier, dont je
faisais partie furent triés. Nous étions près de 600. Ils nous ramenèrent au premier
camp : nous poussions un soupir de soulagement car Auschwitz I était moins dur que
Raisko. Là, nous fûmes répartis dans différents kommandos suivant nos spécialités
suivant nos métiers. Je tombais dans une petite fonderie comme mouleur. Mais ça
ne dura par longtemps, trois semaines environ. Je fus affecté au DAW. Je faisais
de la terrasse. Là les coups de manche de pioche ne nous étaient pas épargnés. Dans
les blocks nous avions l'hygiène, mais
que de coups pour pouvoir se laver ! Les chefs de chambre, tous des Polonais, frappaient
les Français parce que nous avions perdu la guerre. Un mois plus tard, beaucoup
d'entre nous manquaient à l’appel. C'est ainsi que Buvat, Kaiser et Michel moururent
dans les plus atroces souffrances. Des séances de sadisme se déroulaient
journellement.
En voici quelques-uns. Un soir en sortant de travailler, nous
fumes surpris de voir se dresser une potence où étaient attachées douze cordes.
Cette potence était dressée sur la place de la cuisine. On nous fit rassembler
pour l'appel. Cet appel terminé, les bandits du camp, c'est-à-dire le commandant
et toute sa suite, vinrent près de la potence. Un S.S. se détacha, il revint bientôt accompagnant
douze Polonais, les mains attachées dans le dos. Ils les firent placer chacun sous
une corde. Un Juif, nommé Jacob (2), véritable hercule, approcha douze tabourets. Les
douze condamnés montèrent dessus ; le Juif commençait à leur passer la corde mais
les cordes étaient trop courtes, les condamnés étaient obligés de se mettre sur
la pointe des pieds pour ne pas être asphyxiés: leurs yeux étaient hagards. Un
ordre fut lancé. Jacob fit basculer les tabourets, les hommes tombèrent dans le
vide. Le commandant appela douze Polonais de mon block et les obligea à tirer
sur les jambes de leurs camarades pour les étrangler plus vite. Les bandits fascistes
riaient du spectacle. L'appel se termina et un moment plus tard les douze pendus
furent enlevés et dirigés sur le crématoire. Une autre scène : des Russes réussirent à s’évader ; deux jours plus
tard ils étaient repris. Alors le matin
on nous fit défiler devant ces morts en allant au travail. Ils étaient allongés
sur des tables, les intestins sortis du ventre, certains les mollets arrachés
par les morsures des chiens, un autre le visage écrasé à coups de bottes. L’un
deux tenait dans ses mains crispées une touffe de cheveux.
Au kommando, un soir, vers 5 h et demie, nous sommes rassembles pour
rentrer au camp. Connon (sans doute Léon Conord) était en retard, le Kapo comptait,
Conord courrait pour arriver avant que le Kapo ait fini de compter, mais l'autre
le vit, il poussa un cri de rage et se lança sur mon pauvre camarade. Conord qui
était encore fort, n’avait nullement envie de mourir. Le Kapo lui
demanda pourquoi il était en retard. Conord répondit qu'il ne comprenait pas,
alors la brute tomba sur lui. Conord tomba. Le Kapo s'acharna sur lui à coups
de bottes. Le pauvre copain poussait des cris affreux, le Kapo lui dit de se
relever, mais il ne put y arriver. Le bandit furieux prit un bâton et acheva ce
pauvre camarade et il nous fit prendre le cadavre sur nos épaules. Dure corvée
pour nous. Je pourrai vous raconter d'autres scènes de ce genre, car tous les jours
le camp d’Auschwitz comptait 300 ou 400 morts dans les mêmes conditions. Au mois de mars 1943, il y a eu une amélioration dans le camp. Un ordre
arriva ou il était interdit de frapper. Les camarades que nous avions laissés
huit mois à Raisko vinrent nous retrouver à Auschwitz, mais ils ne restaient
plus que 17 sur 600, tous les autres étaient morts dans des conditions affreuses
que les survivants nous racontèrent.
C'est ainsi que Roger Rivet, Moïse Lanoue,
Jouffin, Trouvé, Perrin, moururent dans ce camp maudit. Je n’ai pu connaître la date exacte de leur mort. Dans un certain
Block le Kapo ne mangeait son casse-croute qu’après avoir tué onze personnes.
Le
camarade Rousseau me raconta lui aussi une autre scène qui se déroula dans son
kommando. Un jour un S.S. voulut faire
mordre un Juif par son chien. Le chien ne voulut pas mordre. Le soldat en
colère frappe le chien qui vomit. Le SS appela le Juif. Le SS et le Kapo obligèrent
ce Juif à manger ce que le chien avait rendu. Puis ils frappèrent le Juif étendu
par terre. Certains kommandos travaillaient à l'assainissement des marais. Pour
s'amuser le kapo ou un SS faisaient mettre de force des hommes à plat ventre et
à coups de bottes leur enfonçaient la tête dans La boue. Les hommes mourraient asphyxiés.
Quand un malade sortait de l’hôpital, pour voir s’il était assez fort pour
travailler, on lui mettait un cadavre sur le dos, et il devait faire te tour de
la cour sans s’arrêter. Un jour dans un block, le chef donna l'ordre à son secrétaire
de tuer tant d'hommes. L'autre, habitué à ce genre de travail, tua. Le soir, à
l’appel, le chef de Block avait un vivant de trop. Il appela son secrétaire et se mit à le frapper.
« Il manque un mort » dit-il. Prenant alors un gourdin à portée, il tua son secrétaire. « Comme ça, précisa-t-il,
j’ai mon compte ».
Au Crématorium pour
aller plus vite, ils ne prenaient pas le temps de gazer les jeunes enfants et
ils les jetaient directement dans le
four. Je me rappelle les transports
de Juifs hongrois : 700.000 furent brûlés en moins d’un mois (3). Les fours crématoires ne pouvaient plus
fournir. Ils firent creuser de grandes fosses où les cadavres étaient entassés
et enflammés. On amenait les cadavres en camions à bennes basculantes. Le
camion reculait à la fosse et les cadavres étaient jetés dans le foyer. Ces
camions n’amenaient pas que des morts. De jeunes femmes et leurs enfants
étaient entassés dans les camions et jetés vivants dans le brasier. Ces faits m’ont
été rapportés par des camarades de Raisko et aussi par des femmes qui
travaillaient avec moi à la DAW. Elles voyaient de leurs blocks ces scènes
affreuses. Inutile de dire dans quel état moral étaient ces malheureuses ».
- Note 1 : Raisko en allemand. C'est le nom du village polonais de Rajko, un petit sous-camp d'Auschwitz consacré aux expériences agro alimentaires, au sud ouest du camp principal. Les "45.000" ont pris l'habitude de dire Raisko pour Birkenau, mais ils sont en fait emmenés d'abord à Birkenau (Auschwitz II) avant d'être séparés en deux groupes, les uns restant à Birkenau, les autres revenant au camp principal, comme Roger Gauthier.
- Note 2 : Sur la personnalité controversée du bourreau polonais Jacob Kozelczuk, lire les témoignages de Louis Eudier et Hermann Langbein
dans l’article du blog : Quatre
"45000" dans une "Stehzelle" du Block 11
- Note 3 : Les chiffres désormais officiels font état de 424.000 Juifs hongrois assassinés entre le 14 mai et le 8 juillet 1944.